Le 21 avril dernier, les Contrepoints de la santé ont été l’occasion de s’interroger sur les solutions possibles pour des soignants confrontés à une profonde perte de sens de leur exercice. Philippe Leduc, Pascal Maurel et Renaud Degas ont reçu Thierry Godeau, médecin hospitalier et président de la Conférence nationale des Présidents de Commissions médicales d’établissements (CME) des Centres hospitaliers, Franck Devulder, médecin libéral et président de la Confédération des syndicats de médecins français (CSMF) et Tatiana Henriot, infirmière en pratique avancée (IPA) et présidente de l’Union nationale des infirmiers en pratique avancée (UNIPA).
Plus de deux ans épuisants de pandémie, des urgences au bord de l’implosion voire qui ferment, des services en sous-effectifs, des territoires désertés, un système de soins soumis à des économies drastiques… En ville comme à l’hôpital, les professionnels de santé sont à bout. Alors même qu’on devient professionnel de santé parce qu’on veut donner du sens à sa vie, celui-ci se perd. Entre injonctions paradoxales, décisions arbitraires et charge de travail croissante, ils sont nombreux à se demander : « à quoi bon continuer ? »…
Est-il possible de remédier à cette situation et, surtout, comment ? Les trois invités des Contrepoints de la santé ont constaté des besoins et avancé des pistes.
Décloisonner et coopérer
En premier lieu, il faut décloisonner et renforcer la coopération en rebondissant sur ce qui a été fait dans l’urgence de la crise où les professionnels de santé de tous les secteurs ont travaillé ensemble « avec des résultats inattendus », comme l’a souligné Franck Devulder, et dans la « solidarité » malgré « une charge de travail énorme et décuplée » pour Tatiana Henriot. Les soignants « sont capables d’innovation dès qu’on lève un peu les freins administratifs et financiers », selon Thierry Godeau.
D’autant qu’avec l’explosion des maladies chroniques, les parcours de soins entraînent l’intervention de nombreux professionnels. Pour Thierry Godeau, on ne peut plus « travailler les uns à côté des autres » dans un système de santé cloisonné : « les coopérations interprofessionnelles et collaborations ville/hôpital » seront un des éléments pour résoudre les problèmes de démographie médicale. Un point de vue partagé par Franck Devulder, qui réclame « une ambition, de la confiance et une certaine reconnaissance », et par Tatiana Henriot, qui préconise de « se regrouper pour mieux coordonner les parcours » autour d’un projet de santé commun avec des axes spécifiques pour répondre aux besoins des populations.
Un prérequis, selon l’infirmière, pour « donner un sens aux professionnels », pourquoi pas à travers une grande « conférence de la Santé », évoquée par nos invités de même que par Emmanuel Macron (pour cet été), mais avec « une volonté politique de changer et d’agir ».
Renforcer l’attractivité et fidéliser les effectifs
Il est également urgent de rendre le secteur de la santé de nouveau attractif, ce qu’il n’est, de toute évidence, plus. Recruter et former est essentiel mais il faut fidéliser les effectifs, particulièrement dans les centres hospitaliers où le manque de reconnaissance est criant. Rappelant que « tous les soignants vont mal, quel que soit le lieu d’exercice », Thierry Godeau a insisté sur le malaise des soignants hospitaliers : « l’hôpital est un lieu d’exercice formidable », où l’on sait que la rémunération sera moindre et que l’on choisit pour soigner mais aussi « faire de la recherche, de l’enseignement, de la formation, de l’innovation, du travail en équipe ». Or, tout cela « est en train de se déliter pour des raisons budgétaires et le travail en équipe a été détruit ».
Rémunération : encore plus et pour tous
Côté budget, justement, les rémunérations doivent être revues car, si elles ne sont pas l’alpha et l’oméga, elles restent néanmoins une forme de cette reconnaissance qui manque tant, alors même que « les contraintes de permanence des soins deviennent insoutenables », selon Thierry Godeau. Pour Tatiana Henriot, « c’est effectivement un frein énorme pour toute la filière soignante », comme pour les infirmiers en pratique avancée, par exemple, dont « la rémunération n’a même pas été pensée à la hauteur des responsabilités ».
Et si les 11 milliards du Ségur de la santé peuvent paraître « beaucoup », « ce n’est qu’un rattrapage partiel de ce qui n’a pas été fait pendant dix ans puisque les salaires hospitaliers, médicaux ou paramédicaux, ont été gelés », a rappelé Thierry Godeau. Conséquence : des difficultés de recrutement et une précarisation des soignants. Et Franck Devulder d’appeler également à un « effort » sur le niveau de rémunération « pour les infirmières qui travaillent dans le privé » mais aussi pour les « 80 000 salariés des cabinets médicaux ».
S’attaquer aux manquements managériaux
La question du management est également apparue comme prioritaire, tant en ville qu’à l’hôpital ou en clinique. En effet, alors même que le soin devient de plus en plus complexe tout en nécessitant des réactions rapides et coordonnées, le management fait souvent défaut : manque de reconnaissance (toujours !), incapacité à fédérer une équipe et/ou à gérer des conflits, hiérarchie exclusivement descendante…
Pour Franck Devulder, il est possible d’y remédier dans le secteur libéral via « une refondation autour de l’entreprise et de l’esprit d’entreprendre », en s’inspirant par exemple « des radiologues, biologistes, anesthésistes, devenus des vrais entrepreneurs au sens noble du terme ». Et d’ajouter : « il faut que nous, médecins et autres professionnels de santé libéraux, puissions acquérir progressivement cette culture managériale afin d’améliorer l’offre de soins ».
Et si le terme d’entreprise est loin d’avoir fait l’unanimité auprès des autres intervenants, Thierry Godeau a néanmoins reconnu le « biberonnage » des médecins dès la formation « à la liberté individuelle et à l’indépendance professionnelle ». Or, les équipes ont grossi, nécessitant des liens et des coopérations majeurs entre les soignants et les services alors même que « les médecins ne sont pas formés au management et n’ont pas de temps dédié ». Enfilant sa casquette de président de CME, il a insisté sur la souffrance de ses collègues qui « ne se rencontrent plus ». Pour y remédier, il devient donc nécessaire de rééquilibrer les pôles et les services, « l’équipe (étant) l’unité de base de l’hôpital ». Et lequel ne fonctionne bien qu’en avançant ensemble pour trouver des solutions…
Alors, à la question de savoir si la perte de sens des soignants est réelle, la réponse est sans aucun doute affirmative. Toutefois, les réflexions des invités des Contrepoints de la Santé le prouvent : il est encore possible de renverser la vapeur. Mais cela ne peut se faire qu’à une condition : la reconnaissance. Celle du temps des professionnels de santé, de leur implication, de leur charge de travail, de leur nécessité, en un mot de leur valeur.
Retrouvez ici les précédents débats des Contrepoints de la Santé
En chiffres
Pour 54 % des Français, les professionnels de santé qu’ils ont consultés au cours des derniers six mois semblaient fatigués. Dans le détail, c’est le cas pour 69 % des personnes soignées par une infirmière hospitalière et pour 63 % ayant consulté une infirmière libérale. Suivent les médecins à l’hôpital (59 %), les médecins libéraux spécialistes (56 %) et les médecins généralistes (54 %).
Au-delà du simple ressenti personnel, 54 % des Français considèrent que les soignants sont parmi les populations les plus en souffrance. Dans le détail, 73 % d’entre eux estiment que la profession la plus en souffrance est celle des infirmières hospitalières, suivie des aides-soignantes (54 %), des médecins hospitaliers (53 %), des médecins généralistes (21 %) et des infirmiers libéraux (12 %). Les autres professionnels (pharmaciens d’officine, psychologues, kinés, biologistes) présentent « des scores beaucoup plus faibles ».
86 % des sondés estiment que la qualité de vie des professionnels de santé est très dégradée et 72 % que leur santé est à préserver plus particulièrement.
Quant aux solutions possibles proposées pour que les soignants soient plus épanouis dans leur travail, « avoir plus de temps pour s’occuper des patients » arrive en première position (64 %), puis « une meilleure organisation » (34 %), un besoin de reconnaissance (33 %) et l’argent presque au même niveau. Les vacances, un meilleur management et le travail en équipe viennent clôturer le classement.
Source : Sondage BVA pour les Contrepoints de la santé