Points de vue

Tribunes - 20 janvier 2022

Régime obligatoire / complémentaires : une priorité, l’efficience de notre système de protection sociale

Analyse initialement publiée sur le site du Laboratoire d’idées Santé Autonomie (Lisa)

Les défis principaux que notre système de protection sociale, et plus largement de santé, doit relever sont bien connus : déployer une politique de prévention qui ne soit plus sacrifiée aux arbitrages budgétaires de court terme, mieux organiser les parcours des patients et donc, en amont, l’offre de soins, mettre en place des outils de régulation, développer l’accompagnement, dont la nécessité n’est rien d’autre que la conséquence des succès de la médecine et de la chronicisation des pathologies… Il ne s’agit donc pas seulement de solvabiliser des dépenses, dont la pertinence n’est pas toujours interrogée.

En un mot, il convient de rechercher une meilleure efficience pour notre système de protection sociale. C’est à l’aune de cet objectif qu’il faut examiner la question de l’articulation entre les régimes obligatoires d’assurance maladie et les complémentaires.

Les questions en débat

Paradoxalement, la question de l’efficience est peu présente, voire totalement absente de ces débats, qui se limitent souvent à une approche institutionnelle.

Le scénario dénommé de « Grande sécu » n’y échappe pas, pas plus que le « bouclier sanitaire », idée lancée en 2007 par Martin Hirsch et qui resurgit périodiquement.

Il est surprenant de ne pas repartir, dans cette affaire, des raisons qui ont conduit aux deux évolutions marquantes des dernières décennies : le décrochage entre les bases de remboursement de la Sécurité sociale et les prix réels de nombreux biens et services d’un côté, les transferts des régimes obligatoires vers les complémentaires pour ce qui est appelé le « petit risque », d’un autre côté. Ces deux phénomènes trouvent leur origine dans la volonté de limiter les déficits de la Sécurité sociale tout en contenant le poids des prélèvements obligatoires.

Ils expliquent que la couverture par une complémentaire soit devenue une question critique (d’où les processus de généralisation de cette couverture, qui ont peu à peu conduit à une normalisation du secteur sous l’égide de l’Etat) et que le taux d’effort (prix de la complémentaire + reste à charge) grimpe inexorablement.

La « Grande sécu » viendrait, en quelque sorte, boucler la boucle : désengagements du régime obligatoire – généralisation de l’assurance complémentaire – étatisation. Elle a l’apparence de la cohérence mais ne fabrique guère de régulation dans la durée.

S’il s’agit d’améliorer l’existant, le propos est pourtant moins la recherche d’une meilleure solvabilisation des dépenses – le HCAAM relève d’ailleurs justement la très bonne position de la France sur ce critère, sauf pour ceux qui sont en dehors de la couverture complémentaire ou acquittent des primes très importantes au regard de leurs revenus (en particulier les personnes âgées dont les revenus sont proches des seuils de la complémentaire santé solidaire – C2S)  – que les problèmes d’organisation de l’offre de soins et de prévention et l’articulation entre les acteurs.

Ne nous y trompons pas, la question centrale des prochaines années sera la soutenabilité du système, pour apurer le déficit structurel actuel et pour faire face aux conséquences du vieillissement. Seuls une meilleure organisation de l’offre de soins et des parcours et le souci de la pertinence des prises en charge permettront de répondre aux contraintes financières.

La gestion du risque et son partage entre les différents financeurs

Ces défis recoupent ce qu’il est convenu d’appeler la gestion des risques[1], notion introduite dans le code de la Sécurité sociale après les ordonnances Juppé de 1996 et qui dépasse largement la seule solvabilisation des dépenses. La gestion des risques doit, en principe, faire l’objet d’échanges entre l’Union nationale des caisses d’assurance maladie (Uncam) et l’Union nationale des organismes complémentaires d’assurance maladie (Unocam) selon la loi du 9 août 2004.

Disons-le : la gestion des risques n’est pas la préoccupation principale des pouvoirs publics ni celle des régimes obligatoires, qui ont tendance à confisquer cette compétence… sans pour autant l’exercer réellement.

L’amélioration de l’efficience suppose pourtant une véritable gestion des risques, qui, elle-même, nécessite un minimum de contrainte sur l’offre, chacun de ces domaines devant faire l’objet d’une répartition claire entre les différents acteurs du système.

En vérité, la Sécurité sociale a toujours refusé de partager la gestion des risques, qui est pourtant une dimension indissociable de toute activité d’assurance. Ce souci de garder une forme de monopole se traduit aussi dans le refus de faire participer les OCAM à certaines dépenses. Les rémunérations forfaitaires (souvent accompagnées de critères à respecter par les professionnels), auxquelles les complémentaires ont proposé de participer, restent exclusivement financées par les régimes obligatoires… de crainte pour ceux-ci de devoir partager ensuite l’élaboration des contreparties avec les complémentaires.

C’est toute la question de la négociation tripartite des conventions médicales, prévue dans la loi du 9 août 2004 mais pratiquement jamais mise en œuvre, sauf pour tenter d’imposer la prise en charge de dépassements d’honoraires par les complémentaires… Un paradoxe quand on se souvient que ces dispositions ont été imaginées pour faciliter des positions communes des financeurs !

Contractualisation entre les OCAM et les professionnels de santé

C’est bien sûr le débat sur la possibilité de contractualisation entre les OCAM et les professionnels de santé qui est ainsi ouvert. Toujours repoussée par les professionnels de santé qui craignent de perdre leur liberté, elle pourrait cependant permettre des déclinaisons territoriales ou professionnelles des dispositions conventionnelles que l’assurance maladie ne peut mettre en œuvre, comme en témoigne l’échec de la proposition[2], pourtant timide, puisque soumise à l’accord des signataires nationaux, destinée à décliner régionalement les conventions nationales.

Une contractualisation entre OCAM et professionnels de santé serait susceptible de favoriser, au-delà de l’amélioration des pratiques, l’accessibilité des prestations et soins de santé.

Les modalités sont à définir, qui allieraient la définition d’un cadre de droits et de devoirs au niveau global et une déclinaison au niveau individuel.

Bien sûr, la gestion des risques en santé comporte des spécificités, puisqu’un des objectifs est la recherche d’égalité dans l’accès aux soins qui suppose qu’il n’existe ni risques ni populations exclues de l’assurance. Le système actuel y répond plus ou moins bien grâce à plusieurs outils : l’obligation d’assurance dans les régimes de base, la quasi-réassurance que ceux-ci exercent vis-à-vis des assureurs complémentaires pour les risques les plus lourds, la prise en charge par l’Etat des risques non assurables par les complémentaires…

Cette situation est un point d’équilibre à peu près accepté par tous, notamment parce qu’il faut qu’un aléa demeure pour que les complémentaires puissent continuer à « faire de l’assurance » et ne pas se cantonner au seul service.

Pourtant de nombreuses questions persistent, notamment dans la prévention des risques.

La confusion des rôles

L’absence de définition précise des rôles de chacun conduit à une dilution des responsabilités.

C’est vrai pour la prévention, notion sous laquelle se cachent des actions très diversifiées. La prévention primaire qui s’inscrit dans la durée doit probablement demeurer l’apanage des régimes obligatoires et plus largement des pouvoirs publics. Les actions de prévention secondaire, qui s’adressent à des populations ciblées et interviennent au stade précoce de la pathologie (dépistages, etc.), peuvent en revanche être utilement mises en œuvre par les OCAM, dans les contrats collectifs bien sûr mais aussi dans des logiques de territoire. Il en va de même de la prévention tertiaire.

La confusion est encore plus flagrante pour l’organisation de l’offre de soins : il conviendrait de mieux distinguer les missions de l’Etat (formation, régulations professionnelles, garantie d’une offre plancher) et celles des financeurs, régimes obligatoires comme complémentaires (incitation à l’installation dans les zones sous dotées, meilleure rémunération des pratiques de qualité, incitation à l’innovation, etc.).

Les deux financeurs présentent des atouts et subissent des contraintes très différents. Les limites de l’action des régimes obligatoires résident d’abord dans l’absence de sélectivité et de déclinaisons régionales dans le conventionnement, on l’a dit.

Cette vision uniformisante est en partie liée à la nature même des régimes obligatoires et au souci d’égalité formelle, en partie à l’absence de volonté politique. Cette incapacité d’agir des régimes obligatoires pour tenir compte des disparités territoriales et démographiques légitime plus encore le besoin d’outils de régulation accessibles aux OCAM.

L’accompagnement

De la même manière que la prévention est négligée au profit du curatif, l’accompagnement est second au regard de la prise en charge biomédicale. Pourtant, de nombreux besoins relèvent aujourd’hui de l’accompagnement autant que d’une intervention médicale. Ces besoins sont difficilement couverts pour de multiples raisons cumulatives : offre insuffisante, métiers mal rémunérés et donc peu attractifs, restes-à-charge parfois très importants pour les utilisateurs. Le maintien à domicile en est un excellent exemple, puisqu’il « coûte » souvent plus cher aux complémentaires qu’un séjour en institution.

Nous touchons ici le point sensible du modèle économique. En effet, celui-ci est souvent le fruit de l’histoire et n’est pas toujours en phase avec les objectifs affichés. Cette question n’est pas indépendante de celle des parcours, dont la pertinence doit aussi s’accompagner de cohérence économique pour éviter des situations comme celles des urgences, « victimes » des conditions de leur prise en charge

Au-delà de dispositions qui relèvent de choix tarifaires des pouvoirs publics (notamment la suppression des tickets modérateurs exorbitants pour certaines hospitalisations), un scénario en matière d’assurance qui entende répondre aux enjeux réels de notre système de protection sociale doit impérativement intégrer les quatre dimensions suivantes :

  • Le déploiement d’une politique de prévention déterminée, au-delà des incantations, avec une répartition réaliste des interventions ;
  • L’organisation des parcours et l’information des usagers sur la qualité ;
  • Une régulation partagée, afin de parvenir à un modèle économique soutenable ;
  • Une contractualisation avec les professionnels qui associe les complémentaires.

Éviter les conséquences délétères de la situation actuelle

La répartition des rôles entre les deux financeurs autour de ces quatre sujets doit permettre d’éviter les conséquences délétères de la situation actuelle, notamment une mise en concurrence des complémentaires sur les seuls critères de prix, qui pousse à la segmentation des risques et donc à un affaiblissement des mécanismes de mutualisation. Disons-le nettement : payer le coût de la concurrence sans laisser de marges de manœuvre aux acteurs pour gérer le risque et porter l’innovation n’a pas de sens, économiquement parlant.

Mettre les complémentaires en situation d’exercer leurs responsabilités doit enfin s’accompagner d’une évaluation rigoureuse et transparente de leurs activités, en rapport avec des objectifs de santé publique, pour éviter certaines dérives (on l’a vu dans le domaine de l’optique). Il faut donc que les mécanismes économiques qui s’appliquent aux complémentaires valorisent le respect de l’intérêt général… et soient cohérents avec les objectifs affichés.

Etienne Caniard et Stéphane Le Bouler
Avec la participation aux travaux de Jean-Marc Coursier, Sébastien Rochelle et Jean-Denis Zafar

contact@lisa-lab.org

[1] La gestion du risque en santé ne répond pas à la définition classique en vigueur dans le monde assurantiel hors santé, la marge de manœuvre des assureurs étant de fait plus réduite, par exemple par l’absence de tarification pour les régimes obligatoires ou l’impossibilité de contracter avec les professionnels de santé pour les complémentaires.

[2] Disposition un temps présente dans la dernière loi Santé, puis retirée sous la pression des syndicats médicaux.

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