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L’oeil de la rédaction - 21 janvier 2025

Baisse du montant Z sur les DM : pour Guillaume Albrand, un péril dont personne ne sortira indemne

Alors que le projet de loi de financement de la Sécurité sociale est remis sur le métier au Parlement, les entreprises du dispositif médical sont très inquiètes. Elles sont particulièrement échaudées par la question du montant Z (lire notre encadré en fin d’interview). Derrière cette lettre se cache un mécanisme qui, employé avec brutalité, peut mettre en péril tout un pan de notre industrie de santé. Pour tout comprendre de la machine infernale qui risque de se mettre en place, lisez cette longue interview de Guillaume Albrand, vice-président de Zimmer Biomet et membre du conseil d’administration du Snitem, l’organisation professionnelle des entreprises du DM. Quand une volonté de faire des économies risque de nous coûter très cher à tous.

Propos recueillis par Renaud Degas

 

 

Cette année, vous estimez que l’État manque à ses engagements en voulant baisser rétroactivement le montant « Z » pour 2024. Pouvez-vous nous expliquer ?

Guillaume Albrand : La prévisibilité et la stabilité d’un environnement de marché constituent un paramètre prédominant dans toute décision entrepreneuriale, eu égard aux investissements colossaux qu’il est nécessaire de déployer dans un domaine aussi complexe et réglementé que la santé.

L’État, en voulant prendre une décision soudaine de réduire rétroactivement le montant Z pour 2024, comme cela a été annoncé par le dernier gouvernement ces derniers mois, déclenche pour les acteurs du secteur une rupture de confiance dans la parole de l’État et instaure une imprévisibilité financière insupportable pour les entreprises.

En effet, puisqu’il s’agit d’une décision rétroactive, elle contribue à mettre en péril l’équilibre économique du secteur, dont 93 % est constitué de petites et moyennes entreprises employant moins de 250 personnes. Elle sape inévitablement la stabilité réglementaire, qui est impérativement nécessaire pour encourager l’innovation et les investissements sur notre territoire.

 

Est-ce la première fois que l’État procède ainsi rétroactivement ?

G.A. : Oui, ce serait en effet la première fois que l’État met en œuvre une modification rétroactive dans le cadre de la clause de sauvegarde pour les dispositifs médicaux.

Ce précédent, rare et controversé, créerait une incertitude réglementaire qui complique davantage le fonctionnement des entreprises du secteur, déjà confrontées à des défis tels que les mutations réglementaires liées au MDR (Règlement européen relatif aux dispositifs médicaux – Medical Device Regulation, MDR en anglais).

 

Quelles conséquences cette décision entraînera-t-elle pour le secteur du DM ? Cette situation peut-elle avoir un impact sur l’offre de soins ?

G.A. : La réduction du montant Z pour 2024, de même qu’un niveau anormalement défini pour 2025, pourrait entraîner des conséquences économiques et sociales graves pour le secteur.

Avant de détailler ces conséquences, il est crucial de rappeler l’insoutenabilité économique à laquelle les entreprises du secteur sont actuellement confrontées. Contrairement à la majorité des industries, le secteur des DM, et en particulier les dispositifs médicaux implantables, ne détermine pas librement ses prix de vente : ceux-ci sont fixés par le gouvernement. On conviendra que cette situation est plutôt rare dans le modèle de fonctionnement des entreprises en général.

Sur les dix dernières années, de 2013 à 2023, ce cadre réglementaire a, par exemple, imposé une baisse moyenne des prix de l’ordre de 13 % pour le secteur de l’orthopédie, et ce, dans un contexte où les coûts de production ont explosé de 54 %. Cette augmentation découle principalement de l’utilisation de matières premières de qualité médicale, soumises à des normes d’une exigence extrême, ainsi qu’à des caractéristiques techniques avancées.

Ces matières, souvent rares et stratégiques – chrome cobalt, titane, PEHD – dépendent de sources étrangères et sont affectées par des tensions géopolitiques ou des politiques protectionnistes, notamment de la part de la Russie, de la Chine ou des États-Unis. Les entreprises françaises, contraintes par ces bouleversements, se retrouvent sans levier pour contenir ces hausses de coûts.

 

Sur les dix dernières années, de 2013 à 2023, ce cadre réglementaire a, par exemple, imposé une baisse moyenne des prix de l’ordre de 13 % pour le secteur de l’orthopédie

 

Vous l’avez compris, le secteur est prisonnier d’une inflation atypique : si l’inflation globale semble aujourd’hui ralentir, les prévisions pour le secteur des dispositifs médicaux orthopédiques peignent un tableau bien plus sombre. L’inflation y restera élevée, atteignant un prévisionnel de 9 % en 2025, après une progression similaire constatée en 2024.

Ces chiffres contrastent violemment avec les prévisions des grandes institutions financières : 1,5 % selon la Banque de France, 2 % selon le gouvernement français et 2,2 % selon la Banque Centrale Européenne. Cette discordance s’explique par le fait que ces prévisions générales reflètent les variations des prix des produits de consommation courante, bien éloignées des réalités des consommations industrielles spécifiques au secteur de la santé.

Dans ce cadre, supposer que l’inflation de consommation courante s’applique directement au secteur de la santé serait une erreur grave. Pourtant, le gouvernement a récemment annoncé une nouvelle baisse de 200 millions d’euros sur la Liste des Produits et Prestations (LPP) pour 2025. Certaines filières, comme l’orthopédie, font face à une proposition effrayante de réduction des prix de 11 % sur trois ans, une décision qui pourrait faire chanceler les fondations mêmes du secteur.

En agissant ainsi, avec cette décision sur la clause de sauvegarde, le gouvernement prend le risque, de surcroît, de déstabiliser toute une filière et particulièrement les entreprises.

 

Comment se traduirait une telle déstabilisation du secteur ?

G.A. : Les conséquences à prévoir toucheront toutes les parties prenantes. Les petites et moyennes entreprises françaises, véritables piliers de ce secteur stratégique, se trouvent aujourd’hui au bord du précipice, incapables de supporter davantage la pression financière qui pèse sur elles. Même les plus grandes seraient également exposées et affaiblies, ce qui pèsera inévitablement sur leurs décisions en matière d’investissements et d’emplois. Si rien n’est fait, la fermeture de nombreux sites de production semble inévitable, entraînant dans son sillage des vagues de licenciements et la disparition d’un savoir-faire industriel patiemment construit au fil des décennies.

Les baisses tarifaires successives, loin de stimuler la compétitivité, étouffent les investissements dans la recherche et le développement, réduisant les capacités de cette industrie à imaginer et mettre sur le marché des solutions novatrices. Le souffle créatif, essentiel à tout progrès, risque ainsi de s’éteindre progressivement. L’ombre d’une rationalisation plane sur les gammes de produits, avec pour conséquence directe de priver les patients de dispositifs adaptés à leurs besoins spécifiques.

Ce rétrécissement de l’éventail thérapeutique exacerbera inévitablement les inégalités dans l’accès aux soins.

Les conséquences de cette crise ne se limiteront pas aux industriels, mais toucheront également directement les professionnels de santé, en fragilisant leur capacité à exercer dans des conditions optimales. Confrontés à des pénuries croissantes de dispositifs médicaux adaptés, chirurgiens et praticiens verront leur expertise limitée par l’absence de solutions adéquates. Les interventions, autrefois réalisées avec précision et efficacité, risquent de devenir plus complexes et moins sûres, affectant inévitablement la qualité des soins prodigués aux patients.

En outre, la diminution des marges des industriels se répercute directement sur les opportunités de collaboration scientifique entre fabricants et professionnels de santé et, donc, sur les projets de recherche clinique, essentiels pour évaluer et améliorer les dispositifs médicaux, qui seront considérablement réduits. Ces réductions affecteront non seulement l’avancement des connaissances scientifiques, mais aussi la capacité des professionnels à se former sur de nouvelles technologies.

Cette spirale descendante impactera également l’attractivité des établissements de santé français, qui peineront à proposer des équipements de pointe et des protocoles basés sur les avancées les plus récentes. Ce déséquilibre pourrait marginaliser la France sur la scène internationale, freinant son rôle dans l’innovation médicale et scientifique.

 

Confrontés à des pénuries croissantes de dispositifs médicaux adaptés, chirurgiens et praticiens verront leur expertise limitée par l’absence de solutions adéquates.

 

Enfin, les patients seront fortement impactés. La fragilisation des industriels met gravement en péril l’approvisionnement en dispositifs médicaux essentiels. Les ruptures qui en résulteront allongeront les délais d’intervention, laissant les pathologies évoluer et, dans de nombreux cas, se détériorer, avec des conséquences médicales et psychologiques lourdes pour les patients. Les seniors, qui représentent la majorité des bénéficiaires des dispositifs médicaux implantables, risquent de se voir privés de solutions adaptées à leurs besoins, compromettant ainsi leur qualité de vie. Cependant, il serait erroné de réduire l’impact aux seuls retraités.

Par exemple, la moyenne d’âge des patients en orthopédie pour les reconstructions de hanche ou de genou est de 64 ans, un chiffre qui coïncide avec l’âge de départ à la retraite en France. Cela signifie qu’environ la moitié des patients concernés sont encore en activité professionnelle. Leur traitement rapide et efficace ne représente pas seulement un enjeu individuel, mais aussi un levier économique majeur : chaque patient soigné rapidement est un actif qui peut retrouver son poste, réduisant ainsi les dépenses liées aux arrêts maladie et contribuant à maintenir la productivité nationale.

En ce sens, la réduction des coûts opérée par la clause de sauvegarde agit comme une sanction indirecte, non seulement pour les industriels, mais également pour l’ensemble de l’économie. Les dispositifs médicaux, en permettant un retour rapide à l’emploi, jouent un rôle crucial dans la limitation des dépenses de la Sécurité sociale et dans la contribution au PIB.

Enfin, le ralentissement des investissements en recherche et développement, conséquence directe de ces politiques tarifaires punitives, freine l’arrivée de nouvelles technologies sur le marché. Cela condamne les patients à des traitements parfois obsolètes, qui ne leur offrent pas les meilleures chances de récupération.

Ainsi, les choix actuels mettent en péril non seulement la santé individuelle, mais aussi le tissu économique et social, tout en alourdissant la charge sur les finances publiques.

*Rapport Rexecode, octobre 2024.

 

À propos de la clause de sauvegarde et du montant Z

Enfin, pour les profanes qui ne maîtrisent pas les arcanes du montant Z, pouvez-vous nous rappeler de quoi il s’agit ?

Guillaume Albrand : Le montant Z est une enveloppe budgétaire annuelle définie par le gouvernement lors du PLFSS, dans le cadre de la régulation des dépenses liées aux dispositifs médicaux (DM) inscrits sur la liste en sus (principalement composée des dispositifs les plus innovants). C’est la fameuse clause de sauvegarde.

En cas de dépassement de ce montant, les entreprises concernées sont tenues de reverser 90 % du dépassement à l’État, sans aucune progressivité – la totalité est due dès le premier euro de dépassement et sans cohérence entre les filières de soins. En effet, si une dérive était constatée par une filière, toutes les autres filières sont appelées à payer.

Enfin, il est essentiel de comprendre que la clause de sauvegarde est un impôt extraordinaire qui s’empile sur le millefeuille fiscal. Après les impôts de production (env. 3,8 % de la valeur ajoutée industrielle*), la taxe ACOSS, dispositif unique au monde (jusqu’à 15 % des dépenses commerciales), les charges sociales et patronales (25 à 42 % des salaires bruts) et l’impôt sur les sociétés (l’IS est actuellement de 25 % depuis 2022 pour toutes les entreprises – contre 28 % auparavant), vient à présent la clause de sauvegarde !

 

Quel avis avez-vous sur ce mécanisme de « clause de sauvegarde » ?

G.A. : Le premier paradoxe tient au fait que ce dispositif punit les entreprises qui apportent aux patients français le meilleur de ce qui se fait dans l’état de l’art de la science, grâce au travail remarquable de tous les professionnels de santé.

Le second paradoxe, qu’il est également important de rappeler, est que la clause de sauvegarde est inadaptée au secteur des dispositifs médicaux. En effet, la consommation de dispositifs médicaux en France est totalement corrélée aux activités de soins. Les industriels n’ont pas le pouvoir de contrôler le volume d’activité (comme il l’a été démontré par la chute d’activité subie pendant la crise du Covid).

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